mardi 20 septembre 2011

Les israéliens à leur tour en lutte pour une société plus juste


Patrick Tosani - Glaçons 1983


dans Le Monde du 4 septembre 2011 



Paroles de sympathisants de gauche





Sur les plages, à la campagne ou dans les quartiers bobos de Paris, «Libération» a rencontré des sympathisants socialistes entre espoirs et doutes.

[...] Sur la plage de Bray-Dunes (Nord), les pieds dans le sable, Roger, 54 ans, a ouvert la table et les chaises pliantes. Avec un copain du boulot, il regarde la mer et surveille les enfants. Il est là grâce au conseil régional, qui finance le billet de train à 1 euro, cinq week-ends dans l’année. Les gens viennent de tous les coins de la région. «Mais là, y’a pas beaucoup de monde. C’est bientôt la rentrée, ils n’ont pas d’argent.»
Dans le Nord-Pas-de-Calais, aux régionales de 2010, l’union de la gauche a recueilli près de 52% des suffrages malgré une triangulaire avec la liste menée par Marine Le Pen. Le PS demeure la première force politique.
Alors oui, Roger va voter à gauche, mais sans illusion. «Au PS, pour l’instant, on voit pas grand-chose.» Il résume : «On est désabusé, mais on espère. Regardez la réforme des retraites. On a manifesté contre, mais vous croyez que les socialistes vont revenir dessus ?» Agent technique dans une mairie «de droite» dans la région de Valenciennes, il estime que c’est «le milieu ouvrier et la classe sociale la plus basse qui paient les pots cassés». Il se souvient qu’«avant», une journée au bord de la mer s’accompagnait d’un resto le midi. «Maintenant, comme dans la chanson de Michel Jonasz, les restaurants, on fait "que passer devant".» Avant quoi ? «Avant le passage à l’euro, et avant Sarkozy.» Roger aimerait «une union de la gauche». Fils de communiste, il appréciait «le facteur» [Olivier Besancenot, ndlr], mais aussi Jean-Louis Borloo, sans avoir jamais voté pour l’un ou l’autre. Il trouve qu’Aubry «ne dit pas que des bêtises». L’affaire Strauss-Kahn ne l’intéresse pas, mais il est «étonné» de voir qu’il y a «beaucoup de pognon derrière». [...]

Sur la plage, près des filets de volley, Gaya, Trésor, Mehdi, Laëlla, Soufiane, Aurélien, Nawfal, Marine. Ils sont étudiants et lycéens à Lille et Tourcoing. Eux aussi ont pris le train à 1 euro et la navette gratuite jusqu’à la mer. Gaya, 19 ans, étudiant en économie, voudrait que les socialistes «mettent l’Etat au centre des décisions économiques. Il faut reprendre le contrôle sur la finance». Il attend de la gauche plus de justice fiscale : «Une personne au Smic paie plus d’impôts que quelqu’un qui détient des actions, ce n’est pas normal.» Mais lui non plus n’est pas sûr que les socialistes auront assez de «courage». «Ils ne vont pas changer le système, ils vont juste limiter les dégâts pour nous, le peuple.» Comme Roger, il doute que le PS, une fois au pouvoir, revienne sur la réforme des retraites. Il s’inquiète aussi d’un manque de cohérence : «La différence est trop forte entre l’aile gauche du PS et les proches de Strauss-Kahn». Et il rêve enfin de communistes au gouvernement, «comme en 81».

En écoutant son camarade, Mehdi, 20 ans, étudiant en droit, réplique que lui «soutenait Strauss-Kahn.» Il ne se démonte pas : «Avec DSK, les socialistes auraient pu gagner. Il aurait fait mieux qu’Aubry, Hollande ou Royal.» Gaya : «Explique-moi comment c’est possible d’être de gauche et libéral…»
Gaya enchaîne. Il est contre les primaires, les petites phrases. «Ils s’étripent en public, ce n’est pas bon, leurs adversaires le voient, l’opinion aussi.» Il est encore choqué du «Qui va garder les enfants ?» de Fabius à propos de Royal, en 2006. «On a l’impression qu’ils ne s’aiment pas. Comment voter pour des gens qui se détestent ?» Au final, il attendra le second tour de la présidentielle pour voter socialiste. Quant à Martine Aubry, il trouve qu’elle a fait de Lille une «ville agréable», mais il a l’impression qu’elle est «bourrée de peurs. Quand elle parle on n’est pas transporté». [...]
L’intégralité d’Un peuple de gauche mobilisé, mais sans entrain sur Libération du 26 août 2011

jeudi 15 septembre 2011

L’Etat interventionniste : les trois leçons de l’histoire (Tony Judt I)


La Rome de Mussolini, le Foro Italico




Otchi Tchernye (Les yeux noirs) par le chœur de l'Armée Rouge


[...] Les critiques de l’Etat interventionniste lancent aujourd’hui deux accusations convaincantes. La première est que l’expérience de notre siècle révèle une tendance, inimaginable aux époques antérieures, à la régulation et à la répression totalitaires non seulement des personnes, mais également des institutions, des pratiques sociales et du tissu même de la vie.

Nous savons maintenant, et ne pouvons ignorer, ce que les Fabiens, les théoriciens fondateurs de la social-démocratie, les rêveurs utopiques de systèmes sociaux collectivistes, et même les partisans bien intentionnés de l’ingénierie sociale paternaliste ne savaient pas, ou préféraient oublier : que l’Etat surpuissant, sous quelque égide doctrinale qu’il se place, a une alarmante et probablement inévitable propension à manger ses propres enfants aussi bien que ceux de ses ennemis.

L’autre leçon que nous devrions avoir tirée est que, meurtrier ou bienveillant, l’Etat est un acteur économique d’une inefficacité frappante. Les industries nationalisées, les fermes d’Etat, la planification économique centralisée, le commerce contrôlé, les prix fixés et la gestion gouvernementale de la production et de la distribution ne fonctionnent pas. Ils ne créent pas de marchandises, et au final, celles existantes sont mal réparties, même si la promesse d’un système de redistribution plus équitable est d’ordinaire ce qui motive leur mise en place. [...]

Les leçons de 1989 embrouillent presque autant qu’elles instruisent et, pis encore, elles ont tendance à occulter une troisième leçon : que nous n’avons plus aucune raison de supposer qu’aucun ensemble de règles ou de principes politiques ou économiques pris isolément serait universellement applicable, tout vertueux ou efficace qu’il fût à l’échelle individuelle. Je ne plaide pas pour le relativisme culturel ou moral, mais il ne me semble pas incohérent de penser qu’un système de gestion économique puisse fonctionner à tel endroit et non pas à tel autre, ou de reconnaître qu’avec ses limites, le comportement que l’on est en droit d’attendre d’un gouvernement dans une société libre peut passer ailleurs, et c’est compréhensible, pour une ingérence intolérable. [...]



Saturne dévorant ses enfants de Francisco Goya (détail)


En Europe continentale, l’Etat continuera de jouer le premier rôle dans la vie publique pour trois raisons. La première est culturelle. Les citoyens attendent de l’Etat - le gouvernement, l’administration, les services publics - qu’il prenne des initiatives ou du moins qu’il recolle les morceaux. Quand les français exigent que leur gouvernement diminue le temps de travail, garantisse des salaires plus élevés, la sécurité de l’emploi, l’abaissement de l’âge de la retraite et plus d’emploi en général, ils sont peut-être irréalistes, mais pas irrationnels. [...]



Ainsi donc, même si, en Europe, l’Etat n’a pas toujours eu bonne presse ces derniers temps, on constate que la foi en ses capacités est intacte. Seul un Etat peut offrir les services et les conditions qui permettront à ses citoyens de mener une vie meilleure et épanouie. Et ces conditions varient d’une culture à l’autre : elles peuvent privilégier la paix civile, la solidarité avec les moins favorisés, les infrastructures culturelles, les équipements environnementaux, la gratuité des soins de santé, une éducation publique de qualité, etc. [...]




Rodchenko

L’Etat, institution intermédiaire indispensable (Tony Judt II)


Mogadiscio (Somalie-09-2010) par Feisal Omar World Press Photo

Il y a des choses que le marché - et encore moins le marché mondial - ne peut pas faire. Paradoxalement, l’idée d’un Etat actif implique aujourd’hui la reconnaissance des limites auxquelles se heurtent nécessairement les tentatives humaines, à l’inverse des ambitions utopiques et présomptueuses du passé récent : parce qu’on ne peut pas tout faire, il nous faut sélectionner ce qui est le plus souhaitable ou le plus important. L’idéalisation du marché, avec le postulat que tout est possible, et les forces du marché qui déterminent le champ des possibles, est la dernière illusion moderniste en date (sinon la dernière dans l’absolu) : celle que nous vivons dans un monde au potentiel infini où nous sommes les maîtres de notre destin (tout en dépendant, en même temps, du résultat incertain de forces sur lesquelles nous n’avons aucun contrôle).

Les partisans de l’Etat interventionniste sont plus modestes et désenchantés. Ils préfèrent choisir entre d’hypothétiques résultats plutôt que de laisser le hasard, ne serait-ce que parce qu’il y a quelque chose de fâcheusement cruel à abandonner certains biens et services ou certains aléas aux vents du destin.



Le deuxième argument pour préserver l’Etat est pragmatique, à moins qu’il ne soit dicté par la prudence. Parce que les marchés mondiaux sont une réalité, parce que le capital et les ressources font le tour de la planète et qu’une bonne part de la vie des gens échappe à leur contrôle ou au contrôle de ceux qui les gouvernent, le besoin de conserver les institutions intermédiaires qui rendent possible une vie civilisée normale au sein des collectivités et des sociétés est plus grand que jamais. [...]


EUR à Rome, monument construit sous Mussolini


Ce que nous n’avons pas saisi, c’est qu’à l’aube de XXIe siècle, l’Etat lui-même est devenu une institution intermédiaire. Quand l’économie, et les forces et les modèles de comportement qui sont liées, sont véritablement internationaux, la seule institution qui puisse effectivement s’interposer entre ces forces et l’individu sans défense est l’Etat national. Un tel Etat est tout ce qui peut se dresser entre ses citoyens et la puissance sans limites, non représentative, illégitime des marchés, des administrations supranationales insensibles et irresponsables, et des processus dérégulés sur lesquels les individus et les collectivités n’ont aucun contrôle. [...]



De même qu’il n’y a que la démocratie politique pour se dresser entre les individus et un gouvernement surpuissant, de même l’Etat-providence, régulateur, est le seul à se dresser entre ses citoyens et les forces imprévisibles du changement économique. [...]

Qui plus est, il n’est pas dans l’intérêt des partisans des forces du marché mondial de chercher le démantèlement de l’Etat-providence. Il arrive souvent que les marchés dérégulés se délégitiment eux-mêmes, comme de nombreux exemples historiques le suggèrent. [...]

La stabilité sociale et politique est, elle aussi une des variables économiques importante, et dans des cultures politiques où l’Etat-providence est la condition de la paix sociale, celui-ci représente un atout économique local essentiel, quel que soit son comportement économique. [...]






Etat interventionniste et question sociale doivent être au centre du projet de la gauche européenne (Tony Judt III)



Les perdants de l’économie ont un grand besoin de l’Etat et intérêt à ce qu’il existe, notamment parce qu’il leur est difficile de s’imaginer ailleurs. Puisque la gauche politique, par convention et par affinité élective, est surtout incitée à conquérir le soutien de cet électorat (et a intérêt à le faire si nous voulons éviter une réédition sélective des années 1930), les faiblesses actuelles - et elles sont sérieuses - de la gauche européenne inspirent plus qu’une préoccupation éphémère. [...]

Depuis le déclin du prolétariat industriel, et ce, de façon accélérée avec la fin de l’Union soviétique, la gauche occidentale a été dépossédée de sa représentation, de son projet et même de son histoire - le « grand récit » à partir duquel tous les projets de la gauche radicale ont été écrits, qui donnait sens à leurs programmes et expliquait leurs revers. [...]



Le véritable problème auquel sont confrontés les socialistes européens (j’emploie le terme pour sa valeur descriptive, dans la mesure où il est maintenant dépouillé de toute charge idéologique) n’est pas leurs préférences politiques, prises individuellement. La création d’emploi, une Europe plus « sociale », des investissements publics dans les infrastructures, des réformes éducatives et autres propositions du même genre sont louables et incontestables. Mais rien ne relie ces mesures ou proposition dans un récit politique ou moral commun.

La gauche n’a aucune idée de ce que signifierait son propre succès politique s’il s’avérait ; elle n’a aucune vision précise de ce que serait une bonne, ni même une meilleure société. En l’absence d’un tel projet, être à gauche, ce n’est jamais qu’être en état de protestation permanente. Et dans la mesure où il n’est pas de motif plus propice à la protestation que les dégâts introduits par un changement rapide, être à gauche, c’est être un conservateur. [...]



Dans ces circonstances, la dangereuse illusion d’un centre radical ou d’une « Troisième Voie » a bien pris. Comme le slogan des socialistes français de 1997 - « Changeons d’avenir »-, le « centrisme radical de Tony Blair est un récipient vide, tintant bruyamment et avantageusement dans l’espace vide du débat politique européen. [...] Bien sûr, il y a des avantages politiques à être au centre. En temps normal, c’est là que l’on recherche les réserves de votes qui assurent la victoire dans n’importe quel système représentatif binaire.

Mais si le temps devient un peu moins normal, comme cela semble de plus en plus probable, le centre sera rapidement évacué en faveur d’options plus extrêmes. [...]



It's a free world de Ken Loach (2007)


(La gauche européenne) doit remettre l’ouvrage sur le métier et se poser les questions suivantes : quelle sorte de progrès social est à la fois souhaitable et envisageable dans les circonstances internationales présentes ? Quelles sont les politiques économiquement correctes qui sont nécessaires pour mener à bien un tel objectif ? Et quels arguments seront assez convaincants pour pousser les gens à voter pour voir ces politiques mises en œuvre ?[...]



Certains membres de la gauche européenne se sont accrochés à l’idée de protéger les exclus, mais ils ne les pensent qu’en terme d’exclusions : ils sont les exclus de la norme, qui reste celle de travailleurs à plein temps, salariés, socialement intégrés. Ce qu’il leur faut comprendre, c’est que les hommes et les femmes qui ont un emploi précaire, les immigrés qui n’ont que peu de droits, les jeunes sans perspective de travail à long terme, les sans-abri et les mal-logés toujours plus nombreux, ne sont pas un problème marginal qui demande à être pris en main et résolu, mais représentent quelque chose de véritablement fondamental.

Il y a là, en conséquence, un rôle à tenir pour l’Etat : intégrer les conséquences sociales du changement économique, sans se contenter de fournir une atténuation compensatoire minimum. [...]

C’est dans l’intérêt de la société d’avoir un secteur productif privé florissant, oui. Mais ce dernier doit apporter les moyens d’exister à un secteur de service public dynamique dans les domaines où l’Etat est le mieux placé pour fournir le service, ou bien où la rentabilité économique n’est pas le critère de performance le plus approprié. [...]


Le recul de l’Etat dans les domaines de l’immobilier, le secteur médical, ou les allocations familiales - autant de coupes budgétaires qui semblèrent avoir un sens démographique, économique et idéologiques quand elles furent introduites dans les années 1970 et 1980 - paraissent maintenant être des facteurs de division sociale périlleux, quand ceux qui en ont besoin n’ont accès à aucune autre ressource. [...]



Si la gauche pouvait démonter qu’elle dispose d’un ensemble de principes généraux qui guident ses choix en termes de distribution des ressources et services, et que ces principes ne fussent pas purement et simplement la défense opiniâtre du statu quo, tirant le meilleur parti du mauvais boulot d’un autre, elle aurait franchi une étape considérable. [...]



La tâche de la gauche dans les années à venir  sera de plaider à nouveau en faveur de l’intervention de l’Etat, de montrer pourquoi la leçon, pour le XXIe siècle, n’est pas que nous devrions retourner, autant que possible, au XIXe.






samedi 10 septembre 2011

Chili : Mouvement de contestation estudiantin sans précédent depuis la fin de la dictature

"Le système tue les rêves de nos étudiants"




Dans son ouvrage « la stratégie du choc », la journaliste et militante altermondialiste Naomi Klein défend l’hypothèse que les néolibéraux n’ont pu imposer pleinement leurs réformes économiques socialement très coûteuses qu’en profitant de chocs subis par les populations — désastres naturels, guerres, attaques terroristes, coup d’État, crises économiques —

Le film éponyme dans lequel elle intervient mais qu’elle n’a pas voulu signer, développe notamment le cas du Chili où la terrible dictature de Pinochet a permis à Milton Friedman et ses « Chicago boys » de faire leurs gammes.
En particulier, la violence du régime a rendue possible la réduction drastique des dépenses d’éducation et la mise en place d’universités essentiellement privées et donc payantes. « Chaque formation a son propre prix, et les diplômes, en fonction de l'établissement, donnent accès à des emplois plus ou moins bien rémunérés.»

Faire des études requiert d’être un « gosse de riche » ou de s’endetter pour au moins une quinzaine d’années, y compris pour suivre un cursus dans des facultés publiques, sous-dotées, et qui ont moins bonne réputation.

Adel Abdessemed Practice zero tolerance


Depuis plusieurs mois, les jeunes chiliens qui n’ont pas connu la dictature manifestent pour obtenir la réforme d’un système qui au lieu d’améliorer la mobilité sociale est une machine à reproduire les inégalités.

La droite au pouvoir joue l’épreuve de force. Son président, Sebastián Piñera un homme d’affaire milliardaire, fils de diplomate, répétait il y a peu : «que l’éducation est un bien de consommation comme un autre : «Tous, nous voudrions que l'éducation, la santé et plusieurs autres secteurs soient gratuits. Mais je dois vous rappeler que rien n'est gratuit dans la vie. Au final, quelqu'un doit payer».

Pour Sebastian Pino Hidalgo, étudiant en troisième année d'orthophonie à Valparaiso, porte-parole du syndicat étudiant local CEFA, ce mouvement réclame de manière plus générale davantage de justice sociale :
« Le Chili est un grand pays avec beaucoup d'argent et de ressources, mais elles sont très inéquitablement distribuées: 20% des familles les plus riches récupèrent plus de 80% des richesses. La croissance chilienne est théoriquement de 6% par an mais nous n'en voyons aucun signe. »